jeudi 10 mars 2011

Mon compagnon, où es-tu ?

Dans la solitude, dans les ténèbres de cette nuit, tu as vécu l'extrême phase, l'extrême limite de ta vie. Invisibles, sans témoins, ces dernières heures, ces derniers moments, ces derniers instants, ces dernières minutes et secondes, dans cette eau nocturne et froide. Jamais personne ne pourra voir ce qui s'est passé là, à cette heure, et comment cela s'est passé. Qu'est-ce que tu avais en toi, dans ta tête à ce moment-là, c'est la nuit de ta mort, à laquelle personne n'a assisté. Caché à tous, dans son silence, ses gestes, dans ce qui était à l'intérieur de toi. Nous ne le saurons jamais. Plusieurs fois nous sommes retournés sur les lieux, avons parcouru ce chemin, longuement regardé ces anciens bâtiments tagués, ce vieux plongeoir, tout cela construit derrière la gare. (extrait)

Florence

De Annie Ernaux

Jean-Alix, les textes de votre fille Florence sont bouleversants, il y a en eux quelque chose d'infiniment pur, déchiré. En d'autres temps on parlerait de sainteté.

Votre écrit à vous, serre le coeur, ouvre les yeux sur l'incompréhensible de la mort.

mercredi 9 février 2011

Peinture

Blackrock, extrait

chaque jour nous attendons ton appel
qui nous dira que tu vas revenir
que tu vas faire le voyage du retour
que tu seras bientôt avec nous
ce n'est qu'une question de quelques jours
et tu seras bientôt de nouveau parmi nous
pour quelque temps encore
tu nous accompagneras
le temps que nous finissions de vivre

« non tu n'en reviendras pas »
ce n'est vraiment pas possible

et pourtant il faut bien que tu reviennes un jour
que tu reviennes de ce pays lointain
où tout est vide absence silence oubli
que tu retrouves ta voix
et qu'on l'entende à nouveau
que tu nous dises quelques mots
même si au début c'est sans doute difficile
de se retrouver au milieu des vivants
car tu étais mort
et l'on n'avait plus entendu parlé de toi

on dit bien sûr que même si tu ne reviens pas
tu vis en nous
que les morts continuent à vivre en nous
dans notre mémoire
que tant que nous vivons
ils vivent en nous et ainsi de suite

jeudi 20 janvier 2011

de Nellie G.

tu les aimas longtemps
et bien plus que le temps
ceux qui virent avec toi
et le jour et la nuit
ne te laissant jamais
sans douceur et sans voix
alors que de leur vie
ils avaient levé l'ancre

Que les blancs manteaux m'éditent : champs, prés, chemins, maisons, enveloppés, nivelés adoucis.
Des grandes forêts les dents des sapins mordent, blessent, font saigner les coeurs reliés aux âmes lointaines.
 Qu'avons-nous perdu ?
Le passé plus présent que jamais ? La tendresse plus profonde que jamais ?
La souffrance, celle qui devint meurtrière?
Nos vies... nos chères vies ?


« Phares qui êtes aux cieux », hors la « guérilla du temps », vous ne perdez pas vos éclats, vous tournez, comme tourne pourtant la terre.
Qu'avons-nous oublié de voir, de percevoir ?
Bientôt fondront les blancs manteaux.

dimanche 16 janvier 2011

2011

DIES ET NOX ETERNA

Le 28 décembre 2010, 17h30

Voilà, ça nous est arrivé à nous,
à nous et à personne d'autre, pourquoi à nous et à personne d'autre...

Qu'est-ce qui nous est arrivé à nous, il y a quatre ans, presque jour pour jour
Comment parler de ce qui nous est arrivé
Je m'interromprai souvent pour en parler.
Je ne peux pas enfiler les mots, les phrases, comme ça,
facilement pour parler de ce qui s'est passé.
Nous sommes une femme et un homme de presque 70 ans, mariés depuis 35ans.
Comment est-ce que je vais pouvoir encore parler, écrire, sur ce qui s'est passé ?

En 1977 est né notre fils Olivier, le 9 février. Déjà en cette saison dans cette belle ville du sud-ouest de la France, les mimosas étaient florissants, tout le long de l'avenue Alsace-Lorraine, qui conduisait à la clinique où ce bébé était né par césarienne. Comme il était beau, d'une fraîcheur, d'une nouveauté sans rides. Il fut couché dans un berceau d'osier fait par un jeune artisan de l'Aveyron ; sa mère avait confectionné un petit matelas de plumes ; Olivier fleurissait comme ces mimosas printaniers et lumineux. Il se développerait, s'épanouirait pendant un certain nombre d'années encore.
Trois ans plus tard, le 11 juillet 1980, dans la capitale de la Franche-Comté, naissait sa soeur Florence, également par césarienne. Elle avait un peu tardé à venir au monde. L'été était très chaud ; j'allais avec Olivier à la maternité ; nous nous promenions dans une ville très calme que la plupart des habitants avaient quittée pour la montagne ou la mer.
Elle était née là parce que je connaissais de longue date une personne qui jouait le rôle d'intendante. Personne qui se révéla plutôt militaire, autoritaire, d'origine protestante elle portait la croix huguenote, sans beaucoup d'égard pour les nouveaux-nés, ce qui n'était pas le cas à la Clinique d'A. pour Olivier, où une forte nounou sympatique s'occupait de lui. A la fin de l'été tout le monde rentra à A. - nous vivions chez mes parents à B. - et la vie continua là pendant des années.
Florence était toujours de bonne humeur, souriante – nous ne l'avons presque jamais entendue pleurer pendant son enfance. Olivier parfois criait parce qu'il avait faim ou une petite égratignure sur la peau faisait mal quand N. lui prodiguait des soins.
Des années se sont passées là dans un certain bonheur, avec nous, à l'école, avec leurs petits amis, au lycée - !er cycle – avec les copains et les copines.
Ce fut, comme l'a dit Florence, une sorte de « Paradis perdu ». Les années qui suivirent notre départ d'A., où nous étions restés 18 ans, allaient être difficiles, douloureuses, frère et soeur allaient connaître des traumatismes, de durs questionnements intérieurs, des souffrances que je ne suis plus en mesure de décrire, d'expliquer ; je n'en ai plus le « courage »...
Je sais, je suis sûr que c'est avant tout mon comportement qui a provoqué au fur et à mesure des années ces interrogations douloureuses, ce « déséquilibre » intérieur, ces traumas avec des hallucinations, des traitements psychiatriques lourds ou inadéquats, oui, des traitements vraiment inadéquats, mais qu'en dire et à qui le dire, maintenant ? En parler à ces « sommités médicales » ? Hors de question. C'est beaucoup trop tard. Bref, j'en reviens à ma responsabilité, à ma culpabilité.
Mon comportement erratique, voire chaotique, nomade, fondamentalement insatisfait du métier que j'exerçais, celui de professeur d'allemand. Intérieurement « inhibé ».
Nous avons fréquemment, après ces 18 années dans l'Albigeois, déménagé, il y a eu beaucoup trop de déplacements, de ruptures. Et des fissures apparues pendant la pré-adolescence se sont élargies, agrandies, elles sont devenues tellement larges qu'elles ont brisé l'être, dans sa jeunesse.
Notre fils et notre fille, le premier, né au début d'un printemps radieux, s'est ôté la vie dans le milieu du printemps, le 15 mai, dans la mer d'Irlande ; la seconde, née en plein été, s'est ôté la vie en hiver, à la fin du mois de décembre, juste avant la nouvelle année 2007 ; ce n'est certainement pas une coïncidence. Et après des études, des pratiques artistiques de haut niveau et les recherches multiples et vaines pour exercer une profession en accord avec ce qu'ils avaient acquis.
Ils se sont jetés dans le gouffre, l'abîme, les abysses.
Journées de ténèbres, deuil, douleur de la perte, de l'Absence sans retour. L'Irrémédiable, l'Infini du Néant, je ne sais comment dire.
J'aurais pu et j'aurais dû sans doute sauver leur vie ; il ne m'a pas été donné de le faire.
Ils sont partis
brutalement, cruellement
sans un au-revoir, bien sûr.

Et aujourd'hui, plus de quatre ans après, nous voudrions les voir, les prendre dans nos bras, les embrasser, les entendre.
Qu'ils sortent de ces ténèbres et nous parlent, nous parlent. Il n'y a que le silence, le remords profond de ce qui s'est passé et pourquoi cela s'est-il passé ?
C'est moi qui n'ai pas su, qui n'ai pas voulu, qui n'ai pas été assez intelligent, avisé, attentif, respectueux, compassionnel quant à leur profonde souffrance intérieure.
Défaillance, déficiences, manques graves ; c'est tout ce que je peux me dire. Oui, leur vie de 29 et 26 ans. Est-ce un âge pour mourir ? Chacun répondra « NON ».
Mise au monde, mort précoce qui ne leur a pas permis, malgré leurs connaissances et leur talent, de faire encore tant de choses dont ils étaient capables. Un obscurcissement, un violent séisme interne, un état de déréliction, précipitèrent l'être dans l'abîme.
J'ai le sentiment de leur avoir lâché la main au moment où ils se trouvaient sur une paroi abrupte, où il fallait tenir et soulever, soulever pour les ramener sur la terre ferme, puisqu'ils se sentaient happés par le gouffre, après un long et difficile combat de toutes leurs forces, ils ont lâché prise. Plus rien ne les retenait, il fallait en finir avec leur vie qui leur était devenue insupportable, intolérable. Parce qu'ils sont passés à côté de leur «vraie vie».
Nous, les parents, moi, avec mon « égoïsme », nous avons continué notre chemin avec tous nos tracas, mais leur souffrance n'était pas la nôtre, elle nous restait « pour ainsi dire » étrangère. Les derniers mois, les dernières semaines, les derniers jours, les dernières minutes, les derniers instants, qu'avons-nous fait ?
Ils se sont échappés, ils ont fui, loin, très loin, brisé le miroir, ils sont passés de l'autre côté, ils ont franchi cette frontière que, dans la plupart des cas, les gens franchissent « involontairement ».
Nous attendons maintenant de disparaître à notre tour, nous en avons « en moyenne », statistiquement, pour 15 ans encore. Comme je suis le dernier de ma famille...
Les gens qui nous disaient que l'on se retrouverait... au ciel.
« Consolatrice affreusement laurée... » (Paul Valéry, Le Cimetière marin).
Après la mort, « Lux perpetua. »
Je ne peux pas, pour finir, ne pas citer les mots de Rimbaud, que j'ai eus souvent en tête, ce qu'il a dit à sa soeur Isabelle, alors qu'il agonisait à Marseille :
« Moi je serai sous la terre
et toi, tu marcheras dans le soleil. »


Delain, le 14 janvier 2011, Jean Alix

samedi 8 janvier 2011

11 août 2009

Nous, les parents, qui sommes abandonnés, qui ont été abandonnés, qui sont orphelins de leurs propres enfants, c'est difficile à imaginer, c'est quelque chose de cataclysmique, dont on se détache très très difficilement, qui ne pourra s'effacer de notre mémoire jusqu'à notre propre mort, notre propre disparition. Alors pour parler de leur vie, il est évidemment très difficile de se mettre à leur place et de parler d'eux alors que l'on souhaiterait ardemment qu'ils puissent le faire eux-mêmes. Je dois parler de quelqu'un que j'ai connu intimement. A la fois intimement et sans le connaître vraiment finalement. Il y a là quelque chose de très paradoxal entre parents et enfants. On est toujours très très proches et extrêmement éloignés de ses propres enfants, de son propre fils, de sa propre fille J'ai vraiment une grande difficulté à parler à leur place. 

samedi 1 janvier 2011

Observations, Olivier



Le métro pris ce matin me donne l'occasion d'une aventure sans doute négligeable dans la logique moderne mais qui me semble pouvoir transformer, dans son aspect de vague parmi une mer se répétant à l'infini, les façons d'être et de se sentir, les capacités à prendre en compte, à approcher le complexe, non pas de chaque être humain, mais d'une certaine catégorie qui serait à nouveau valorisée...

Un individu, bien qu'égaré, peut se trouver facilement chez son prochain qui correspond aux facettes d'un cristal unique, ses faces cachées étant avec les autres cet ensemble de détails dont l'ambition artistique, quand l'humain la réalise facilement, cherche à se dégager, voilant la simplicité humaine comme pouvant l'atteindre, entraînant l'humain vers cette assimilation à l'artificiel, au construit, au morcelé.

On peut considérer par exemple que ce métro me mène à une forme d'abattoir universitaire. Je suis loin en effet de me sentir happé par la matière sensée m'occuper principalement et suis donc sans doute sujet aux attaques malveillantes de l'abruti du savoir. J'exagère volontiers sur cette idée, ont-ils vraiment des oeillères, et considère : rien ne passe par une faculté. La soutenance ne me rend pas, son approche, plus anxieux, de ce fait. Lorsqu'elle arrive une heure plus tard peut-être, je me trouve plutôt gêné par ces transparents, par exemple, ou par ces nombreux yeux, étonnés par ma personne, qui suis comme un poisson depuis bien trop longtemps à l'air libre.

Je suis sensible à ces allers-retours entre être soi et retrouver en soi autrui au point que j'imagine comme un film captivant celui de ma vie solitaire et cette autre forme de moi, qui s'exprime violemment, émerge, que l'on peut distinguer comme un certain sommet nuageux. Ainsi sont trouvés tous les prétextes au manque de guide, autre que celui du chemin de planche dans le sable d'une photo lointaine.

Adieu donc, le temps malheureux, grâce et volupté selon son inverse s'y trouvent, où tout était possible, dans un bonheur structuré. Malheureux comme ne laissant place au changement et entraînant, spirale de douleur, avec mon bonheur, la souffrance des voyants...


J'ai vu longtemps ces quelques rues comme on voit une mer calme et infinie, en rêve, les paysages ou ce qui donne lieu aux marines étant seuls propres à la vraie contemplation. J'ai vu ces détails de visages qui se détachent clairement à travers les brumes de l'alcool. Ces deux choses se rejoignent ainsi, les maisons d'une rue ou les visages de bal de la veille comme s'opposant à l'unité d'une mer depuis telle ou telle plage. Qui a trouvé une raison de ne pas voir autre chose que ces infinis naturels, ou de fuir toujours le conflit des parties réunies ?

Si nous sommes un jour parvenus à un point où, comme pour Aguirre, sur l'Amazone pourtant, l'Océan est plus loin que toute espérance, le chemin accompli comme la lutte pour du meilleur nous sera une caresse entre les coups. Ne sera qu'une caresse ?

Aimer écrire. Aimer lire. Aimer jouer.

Comment sortir de l'excès sans une porte vers l'extrême réussite ?

11 août 2009

Il a été transporté dans cet hôpital. Pendant une journée, on s'est demandé : « Qu'est-ce qu'on fait?» On nous disait : « Il faut qu'il aille dans un établissement psychiatrique, il faut qu'il aille dans un établissement psychiatrique. » On hésitait. Je n'arrivais pas à prendre de décision. Cela a duré pratiquement une journée. Et à la fin de la journée, j'ai fini par signer l'internement. J'ai fini par signer l'internement à Villejuif, l'internement à l'hôpital psychiatrique de Villejuif. Enfin, il arrivait à dire aux infirmiers, il leur disait : « Je suis le grand sorcier, je suis le grand sorcier. » Il sortait des choses tout à fait étonnantes. C'était un peu la caractéristique d'Olivier. De dire des choses qui étonnaient beaucoup les gens. On me disait plus tard, quand il faisait des stages de clarinette en Bretagne, on disait : « Olivier, qu'est-ce que tu nous dis ? » Les gens étaient complètement désarçonnés par ce que leur disait Olivier, ils n'avaient jamais entendu des choses pareilles avant, tout cela venait de ses lectures, de sa sensibilité, de son propre mental qui n'était pas celui des petits copains qu'il avait connus à l'école. Il était complètement différent.
Comme je dis : « Si seulement je n'avais pas eu de père. » Je crois que souvent, le père... J'ai une conception qui vient peut-être de Sartre. Sartre a dit, à la fin des Mots : « Si mon père avait vécu, il se fût couché sur moi et m'eût écrasé. » C'est ce qui s'est un peu produit pour moi. C'est ce qui s'est peut-être produit pour Olivier.

17 septembre 2009



C'est là que j'ai rencontré des gens qui faisaient de la peinture et qui sont devenus des amis. C'est très important parce que cela a quand même joué un rôle dans ma vie, la peinture. J'étais très lié à un de ces peintres, il y en a un que je continue à voir, l'autre, nous nous sommes distancés. A l'époque, je n'avais pas du tout reçu une éducation qui m'orientait vers cette expression. Alors pourquoi la peinture ? Qu'est-ce qui a fait que. J'ai souvent pensé que c'était la peinture à défaut de l'écriture, parce que ça a été comme un défaut que je n'écrive pas. La lecture a tenu aussi un grand rôle dans ma vie. Sans les livres, que serais-je devenu ? Il est certain que les livres ont été un grand support. Sinon la vie ne me paraissait pas intéressante. Je crois que ce qui m'a rendu la vie intéressante, ce sont les livres. A tort ou à raison. Peut-être à tort parce que je ne sais pas à quoi, finalement, m'a servi la lecture. Elle n'a pas servi en tous les cas à sauver notre fille et notre fils. Peut-être même, je ne sais pas, cela les a perdus.

21 août 2009

Encore quelques mots au sujet de notre fils. Il y a tellement de choses que je n'ai pas pu dire, tellement de choses omises sur sa vie foudroyée si jeune. Il y a tellement de strates dans nos existences, même brèves, qu'il est impossible de tout dire. J'entendais récemment un disque que j'ai acheté il y a longtemps et que j'ai beaucoup écouté, les poèmes d'Aragon par Jean Ferrat. Jeune, je les ai beaucoup beaucoup écoutés. Aragon, dans un de ses poèmes, parle d'un « jeune homme singulier ». Ce jeune homme singulier, c'était Robert Desnos. Bien sûr, il n'a pas eu du tout le destin d'Olivier, mais je persiste à croire qu'Olivier était un jeune homme singulier. Cela me paraît essentiel de le dire. Et maintenant, je pourrais dire que sa sœur Florence était une jeune fille singulière.

L'Ombre du lézard


           Jusqu'à trois ans, aucun souvenir. A trois ans, autre famille nourricière, dans la ville où habite R., ma mère, qui a alors trente-deux ans et sa mère soixante-et-un. Quelques souvenirs de ces gens qui ont gardé J. C. trois ans, dans un quartier éloigné du centre-ville avec petit pavillon et jardin. Un des enfants de la famille me plaçait sur le porte-bagages de son vélo et descendait à toute pompe une rue. Ça m'amusait beaucoup, paraît-il, d'après ma mère. Sur une photo, elle tient dans ses bras un gros bébé bien portant qui mordille un grand hochet rond. Elle a l'air heureuse ; elle est avec son amie P. ; c'est sans doute en plein été, sous les arbres, il y a beaucoup d'herbe. Déjà, ces deux femmes, mère et grand-mère, m'ont sans arrêt en leur amour, leur possession. R., je ne la vois que de temps en temps, et plus tard, régulièrement.

         Il faut que je me dépêche, je n'ai plus guère de temps à perdre, bientôt soixante-cinq ans. Est-ce que je peux continuer à faire quelque chose avec des mots ? « Nulla dies sine linea ». Les dernières lignes des Mots, de Sartre, que j'ai lues comme tant d'autres de ma génération ; plus récemment La Cérémonie des adieux, de Beauvoir, après la mort du compagnon et ses Mémoires d'une jeune fille rangée, que j'ai découverts avec étonnement à l'adolescence. Les œuvres très philosophiques de Sartre, je les laisse à d'autres, je n'y comprendrais rien. J'étais, moi aussi, une espèce de jeune homme et de jeune fille rangés. Je parle de ces écrivains mais, je devrais en évoquer tant d'autres. Le temps presse, en finir, avec quoi ? On finit bien par finir. Dans mon enfance il y avait la tata, l'Odette, la Betty, R., il y en a tant et tant, et la marraine Léonie, et Paulette et Mizoune et la Marie et l'autre Marie, la Raymonde et mademoiselle A., mademoiselle B., mademoiselle C., et ainsi de suite. Beaucoup de ces demoiselles me donnaient des leçons, me soutenaient, me poussaient pour que j'aie un bon classement à l'école, car R. y tenait tellement. Je parlerai peut-être plus longuement de l'école. Mais d'abord, je vais prendre des raccourcis.
            J'ai sous les yeux, à côté de mon cahier, la carte postale d'une photo prise à Paris, en 1933, représentant une belle statue académique de la place de la Concorde, en fait une sirène, dont on aperçoit, sculptées, les écailles et un morceau de la queue ; elle serre, dressée contre sa poitrine, une grosse carpe qu'un ouvrier est occupé à nettoyer : d'une bouteille, il verse, à travers un filtre, un détergeant dans la gueule de l'énorme poisson pour la nettoyer des mousses ou des parasites. C'est une belle tête classique qui sourit, avec en arrière-plan dans la brume l'obélisque de Louxor, où sont gravés tous ces beaux hiéroglyphes, déchiffrés par le génial Champollion, un grand bâtiment encore plus loin, la Madeleine, encore une. Se tient à droite de la photo un monsieur à casquette qui regarde avec curiosité l'opération à laquelle se livre cet employé de la ville de Paris. Plus à droite, sur le bord, les trois quarts d'une grosse pomme de pin en pierre. J'avais oublié, maintenant que j'ai vu ces fontaines magnifiquement restaurées, que l'eau jaillit de ces carpes. J'aime le beau quatrain d'Apollinaire sur la carpe « Est-ce que la mort vous oublie, poissons de la mélancolie ? » Retrouver le fil, la pelote est longue à dévider et les fils s'embrouillent ; il faut démêler, faire passer, sortir un bout, en reprendre un autre, recommencer et recommencer ce long et patient travail de dévidage, de désembrouillage. Embrouillaminis, imbroglios, malentendus, griefs, ressentiments, regrets, chagrins, tristesse... Une histoire individuelle propre à chacun, propre à tous. « L'histoire d'un individu qui les vaut tous et qui vaut n'importe qui. » La dernière phrase de Sartre dans Les Mots.